LE MONDE A FAIM
LUTTER CONTRE LA MALNUTRITION SERAIT PARADOXALEMENT UNE OPERATION TRES RENTABLE
La faim tue cinq millions d’enfants chaque année. Comme chaque année, le rapport annuel de la FAO (organisation pour l’alimentation et l’agriculture des nations unies) sur la faim dans le monde est accablant. Comme chaque année, l’organisation onusienne établit le même constat désespérant. Comme chaque année, elle ressasse les mêmes cinglantes évidences. Comme chaque année, elle préconise les mêmes solutions. Comme chaque année ! Quel gouvernement, de repus ou d’affamés, peut prétendre encore ignorer que la faim et la malnutrition coutent aux pays en développement des milliards de dollars de perte de productivité et de revenus ? Qui peut encore ignorer qu’il suffirait d’une simple volonté politique pour nourrir près de 852 millions d’affamés sur la planète ? «Il est possible que la communauté internationale n’ait pas encore réalisé l’importance de la plus-value que procurerait la lutte contre la faim », se demande Hartwig de Haen sous-directeur général de la FAO. Il est surtout certain que, réalisé ou pas, la communauté internationale a d’autres chats à fouetter, d’autres ambitions à nourrir et d’autres intérêts à engraisser. Il est, par-dessus tout, effarant que nul, puissant ou misérable, ne se soucie de mettre un terme à cette tragédie humaine qui se joue, en silence, à guichets fermés, aux quatre coins de la planète. Les ventres affamés n’ont pas de voix.
Pourtant, foin de philanthropie déplacée, tout le monde, bien ou mal nourri, aurait à y gagner. Lutter contre la malnutrition serait paradoxalement une opération très rentable. Selon la FAO, le coût social induit par la faim, plus de 30 milliards de dollars par an, est bien supérieur à celui de son éradication. Sans compter les coûts indirects sur la perte de productivité et de revenus, variant entre 500 et mille milliards de dollars. Au final, chaque dollar investi dans cette lutte rapporterait l’équivalent de 5 à 20 dollars, à la fois en productivité, en revenus additionnels créés et en dépenses de santé épargnées. L’intérêt bien compris des pays riches serait donc d’éradiquer la sous-alimentation pour éviter d’en payer les conséquences. Pas sûr que les puissants de ce monde aient bien compris un intérêt si relatif ! Encore moins sûr qu’ils songent réellement à s’en donner les moyens ! En Afrique, où la faim reste endémique, le ministre ougandais de l’agriculture, Kibirige Ssebunya, a trouvé une solution simple : arrêter les pauvres, responsables des difficultés économiques du pays, empêcheurs de faire tourner bien rond les programmes de développement. « Les pauvres encouragent le pays à mendier. Ils doivent être éliminés. Les arrêter serait la seule manière de garantir la mise en œuvre du programme ougandais d’éradication de la pauvreté.» Très juste ! Et pourquoi ne pas réactiver massivement les chambres à gaz, le génocide à grande échelle des affamés serait, de toute évidence, la fin radicale de la faim ! Plus besoin alors de se préoccuper de la si problématique échéance de 2015, fixée lors du sommet de l’alimentation de 1996, de réduction de moitié du nombre de mal nourris. « Chaque enfant qui meurt de faim, meut assassiné », déclare Jean Ziegler, dans son rapport pour le droit à l’alimentation. Et, pour chaque mort résignée, et pour chaque meurtre ignoré, l’humanité rassasiée, mange, toute crue, sa honte.
Le continental n°34 du 01/2005 par Nicole Mari